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Laurent Cibien : "J'ai l'impression que l'exercice de notre métier est devenu plus difficile"
Comment s'est déroulé votre début de carrière ?
Après ma sortie du CFJ, en 94, j’ai été pendant un an à la (bonne) école des stations régionales de France 3. Puis, Arte qui était une toute jeune chaîne m’a proposé de collaborer à Transit, sa première émission de grand reportage. J’ai continué avec différents programmes d’info et de reportage de la chaîne, jusqu’à Arte Reportage. Aujourd’hui encore, je leur propose un ou deux sujets par an... c’est un peu ma famille. Début des années 2000, j’ai aussi fait quelques sujets d’enquête pour Envoyé Spécial, notamment une grosse investigation sur les Rwandais accusés de génocide, avec Patrice Lorton, un camarade de promo du CFJ. C’est à peu près à cette époque que j’ai cessé, officiellement, d’être journaliste ! Pour pouvoir m’en sortir en restant indépendant, je suis devenu réalisateur, donc intermittent du spectacle, et j’ai perdu ma carte de presse. D’une certaine façon, c’était une bonne chose : ça m’a obligé à réfléchir sérieusement à ce que signifiait « réaliser » un film. J’ai compris qu’on pouvait dire beaucoup de choses avec des images, qu’on pouvait raconter des histoires autrement. J’ai commencé à réaliser de plus en plus de documentaires pour des chaînes nationales (France 3, France 5, Arte, RFO), mais aussi des projets plus personnels, moins formatés, comme « Monsieur M, 1968 » qui a vécu une belle vie de festivals, et, plus récemment, donc, « Edouard mon pote de droite ».
Qu'est-ce qui vous a conduit à devenir journaliste ?
La curiosité et la timidité. J’ai toujours trouvé difficile d’aller parler aux gens, alors que j’adore ça. En étant journaliste, ça m’en donnait non seulement le droit mais l’obligation…
Avez-vous toujours été intéressé par la/le politique ? Peut-on parler de fascination ?
Pas du tout. La politique ne m’intéresse pas particulièrement. La question du film, c’est celle du pouvoir, comment on l’obtient, pour en faire quoi. Le monde politique est un bon endroit pour y réfléchir, mais il y en a plein d’autres, je crois : la question se pose dans n’importe quel groupe humain, jusque dans la famille. Ce n’est pas un film sur un sujet, « la politique », ce n’est pas du tout, je crois, un film journalistique. Je n’ai pas cherché à établir des faits sur Edouard en particulier et la politique en général, c’est une approche subjective sur un homme dans un rôle donné, qui laisse au spectateur toute la place de se faire sa propre idée, en fonction de ses propres perceptions du monde. Si je devais revendiquer une forme d’objectivité, à la limite, je me sens beaucoup plus proche de l’approche d’un anthropologue – sans en avoir du tout les compétences scientifiques, par ailleurs : j’observe une tribu, et dans cette tribu, je regarde de plus près le rôle du chef. Il se trouve que je suis un des membres de cette tribu et que le chef est un pote…
Pourquoi ce choix de titre ?
Parce que c’est un bon titre, je crois : c’est un portrait d’Edouard, qui est de droite (ce qui sous-entend que moi pas) et qui se trouve être un pote d’école. Les choses sont clairement dites : l’approche est tout à fait subjective et c’est parfaitement assumé.
Comment vous est venue l'idée de le suivre et d'en faire un film ?
En 2002 ou 2003, j’ai lu une brève dans le Canard Enchaîné : j’y apprenais qu’Edouard, que j’avais perdu de vue 10 ans plus tôt, était directeur général de l’UMP – alors qu’à 18 ans, il était plutôt de sensibilité rocardo-mendésiste. Ça m’a intrigué, je l’ai appelé, on a bu une bière, il a commencé à me raconter comment il était devenu de droite, je lui ai demandé de me parler de son boulot, puis peu à peu, j’ai commencé à le filmer, de temps en temps, entre 2 tournages d’autres films ou de reportages, sans objectif particulier, juste pour voir comment il construisait sa carrière. Evidemment, cette approche l’intéressait aussi, l’amusait même. Ça a duré quelques années comme ça, j’accumulais des rushes, puis en 2011 ou 2012, une amie productrice, décédée depuis, Barbara Levendangeur, m’a incité à réfléchir – et écrire – un premier film, que j’ai tourné pendant la campagne municipale de 2014 au Havre. Je dis « premier », parce que, dès ce moment là, il y a eu l’idée d’une série, sur une durée à la fois longue et inconnue. Seul ce 1er épisode est sorti. J’ai tourné le deuxième pendant les primaires de la droite, au moment où Edouard était porte-parole d’Alain Juppé, mais je n’ai pas encore vraiment commencé le montage, je ne suis pas pressé. Et là, je réfléchis à un 3ème, mais ça ne vous étonnera pas…
Aviez-vous repéré un éventuel "potentiel" en ce personnage pourtant méconnu du grand public jusqu'alors ?
Oui, bien sûr, en 2004 je me suis dit : tiens, voilà le futur Premier Ministre d’Emmanuel Macron ! (Rires). Non, plus sérieusement : d’abord, c’est mon seul pote homme politique, je n’en connais pas d’autres. Ensuite : j’ai compris tout de suite qu’il était brillant, ambitieux, qu’il avait les codes, qu’il était, par son parcours, d’une certaine façon, archétypal, mais aussi, par sa personnalité, singulier. C’est ce mélange qui m’intéresse. Je le regarde comme un être humain, c’est tout, avec empathie, et ça ne m’empêche aucunement d’avoir des désaccords avec lui. Et, au fond, qu’il gagne ou qu’il perde une élection, c’est pour moi tout aussi intéressant. Je travaille sur le temps long.
Quelles ont été les conditions de tournage (10 ans, quand même !) ?
Je tourne la plupart du temps seul. Au début, c’était parce que j’étais en autoproduction, et je ne savais pas du tout ce que j’allais faire. Ensuite, même quand il y a eu une production, parce que j’ai pensé que c’était la seule façon de maintenir le ton et la qualité de notre relation. Quand on est une équipe de 2 ou 3 face à une seule personne, ça change pas mal de choses. La plupart du temps, c’est bien, mais pour ce film, non.
Le documentaire a été diffusé pour la première fois en 2014. Est-ce qu'il avait été dur de trouver une boîte de production et/ou un diffuseur à la TV ?
C’est Lardux Films, une boîte de production de Montreuil, avec laquelle j’avais déjà fait « Monsieur M, 1968 » qui a produit celui-là. Une autre famille… Des fous qui font des films formidables avec des bouts de ficelle depuis 25 ans. Il a été coproduit par une chaîne de télévision locale, TVM Est Parisien. Les chaînes locales sont, actuellement, les partenaires les plus précieux des documentaristes : elles ont très peu d’argent, mais elles acceptent des films hors de tout format, et laissent une liberté immense aux réalisateurs et réalisatrices. Et ça se voit : si vous regardez la liste des films et reportages qui ont obtenu une Etoile de la Scam cette année, un quart ont été diffusés par des chaînes locales, autant que pour tout le groupe France Televisions… « Edouard » n’était pas un film cher, et avec le soutien de TVM, et les différentes aides publiques obtenues (CNC, Procirep, Région), nous avons pu le faire. Il se trouve qu’ensuite, un responsable des documentaires de France 3 l’a vu, l’a aimé, l’a acheté et diffusé une première fois en août 2016 – dans l’indifférence générale, malgré d’excellents articles critiques – et une deuxième fois en mai dernier – là, bien sûr, ce n’était plus la même histoire…
Diriez-vous qu'il est plutôt aisé ou compliqué d'exercer la profession de journaliste aujourd'hui ?
Je ne suis plus journaliste depuis plus de 10 ans. Mais quand je discute avec des jeunes journalistes, sortis du CFJ ou d’ailleurs, j’ai l’impression que c’est devenu beaucoup plus dur. J’ai sans doute eu du bol, de l’intuition, fait quelques bons choix, j’ai beaucoup bossé, aussi, et tout ça me donne globalement l’impression de « réussir ma carrière professionnelle » - c’est-à-dire de pouvoir faire à peu près ce que j’ai envie comme j’ai envie. Mais rien ne serait arrivé si, à la sortie de l’école, on ne m’avait pas donné ma chance de progresser, à France 3 Régions d’abord, à Arte ensuite. Parce qu’en fait, je ne savais rien, et j’étais très mauvais. J’ai appris en travaillant, en rencontrant des gens, des journalistes plus expérimentés, des chef op, des monteurs, qui m’ont transmis leur savoir. Je ne sais pas si un jeune journaliste aujourd’hui a cette possibilité là, surtout dans l’audiovisuel où on leur demande, semble-t-il, de plus en plus de savoir tout faire tout seul…
Quels sont vos projets pour la suite ?
Je tourne actuellement un film pour Arte sur le problème de l’eau en Iran, avec une équipe iranienne. Prochainement, j’ai un sujet pour Arte Reportage en Australie, et un projet de portrait d’un poète et musicien du Vanuatu pour France Ô. Puis je pense que je reprendrai le montage de l’épisode 2 d’Edouard… et peut-être que je commencerai à tourner un épisode 3.
Le mot de la fin ?
Bons baisers d’Ispahan…
Propos recueillis
par Nejma BRAHIM
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